Chapitre 52 - Comment Gargantua fit bâtir pour le moine l'abbaye de Thélème.

Il ne restait plus qu'à doter le moine : Gargantua voulait le faire abbé de Seuilly, mais il refusa. Il voulut lui donner l'abbaye de Bourgueil ou celle de Saint-Florent, celle qui lui conviendrait le mieux ou toutes les deux s'il lui plaisait. Mais le moine lui répondit catégoriquement qu'il ne voulait ni se charger de moines, ni en gouverner :
« Comment, disait-il, pourrais-je gouverner autrui, alors que je ne saurais me gouverner moi-même ? S'il vous semble que je vous aie rendu et que je puisse à l'avenir vous rendre quelque service qui vous agrée, permettez-moi de fonder une abbaye à mon idée. »

La requête agréa à Gargantua, qui offrit tout son pays de Thélème, le long de la Loire, à deux lieues de la grande forêt de Port-Huault. Il pria Gargantua d'instituer son ordre au rebours de tous les autres.

« Alors, dit Gargantua, pour commencer, il ne faudra pas construire de murailles alentour, car toutes les autres abbayes sont sauvagement murées.
– C'est vrai, dit le moine, et cela ne reste pas sans effet : là où il y a des murs devant aussi bien que derrière, il y a force murmures, envies et conspirations réciproques. »

Bien plus, vu qu'il est d'usage, en certains couvents de ce monde, que, si quelque femme y pénètre (j'entends une de ces femmes prudes et pudiques), on nettoie l'endroit par où elle est passée, il fut ordonné que s'il y entrait par hasard un religieux ou une religieuse, on nettoierait soigneusement tous les endroits par où ils seraient passés. Et parce que dans les couvents de ce monde tout est mesuré, limité et réglé par les heures canoniques, on décréta qu'il n'y aurait là ni horloge ni cadran, mais que toutes les occupations seraient distribuées au gré des occasions et des circonstances. Gargantua disait que la plus sûre perte de temps qu'il connût c'était de compter les heures (qu'en retire-t-on de bon ?) et que la plus grande sottise du monde c'était de se gouverner au son d'une cloche et non selon les règles du bon sens et de l'intelligence.

En outre, parce qu'en ce temps-là on ne faisait entrer en religion que celles des femmes qui étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, souffreteuses, folles, insensées, maléficiées et tarées, et que les hommes catarrheux, mal nés, niais, fardeaux de maison...

« À propos, dit le moine, une femme ni belle ni bonne, à quoi sert-elle ?
– À mettre en religion, dit Gargantua.
– C'est vrai, dit le moine, et à faire des chemises de toile. »

... on ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que femmes belles, bien formées et de bonne nature, et hommes beaux, bien formés et de bonne nature.

En outre, parce que dans les couvents de femmes, les hommes n'entraient qu'à la dérobée, clandestinement, on décréta qu'il n'y aurait pas de femmes si les hommes n'y étaient, ni d'hommes si les femmes n'y étaient.

En outre, parce que les hommes aussi bien que les femmes, une fois reçus en religion, étaient, après l'année probatoire, forcés et contraints d'y demeurer continûment leur vie durant, il fut établi que les hommes aussi bien que les femmes admis en ces lieux sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement libres.

En outre, parce que d'habitude les religieux faisaient trois vœux, à savoir de chasteté, de pauvreté et d'obéissance, on institua cette règle que, là, on pourrait en tout bien tout honneur être marié, que tout le monde pourrait être riche et vivre en liberté.

Quant à l'âge légal, on recevait les femmes de dix à quinze ans et les hommes de douze à dix-huit.

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